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Histoire de l'esprit révolutionnaire français

           
"Le thème du respect qui se perd nourrissait déjà les lieux communs pédagogiques au temps des Grecs et des Romains"
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 Jean Nicolas, La rébellion française, 2002

 

La semaine dernière, mercredi 1er mai, jour de la Fête du Travail, avait lieu la manifestation habituelle des syndicats et travailleurs. Cette marche, à l'accoutumée plutôt calme, se faisant porteuse pacifiste des revendications des travailleurs vers le politique et toujours joyeusement animée, était cette année, dans un contexte socio-économique évidemment marqué par la crise des Gilets jaunes – qui court depuis maintenant six mois – marquée par une affluence particulièrement élevée, quelques troubles violents et surtout un formidable cafouillage médiatique et politique.

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Mais là n'est pas le sujet. Penchons-nous plutôt sur les origines, non pas de cette dernière manifestation, non pas sur la crise sociale que connait actuellement le pays, mais bien sur ce qui anime cette propension du peuple français à descendre dans la rue manifester son mal-être. Les Français sont-ils fidèles à leur réputation d'amoureux de la manif' ? Ce phénomène est-il récent ? Quelles problématiques animent le plus les protestations populaires dans l'Histoire de France. En bref, votre Canard vous propose d'en (re ?) découvrir un peu plus sur cette thématique majeure du rapport en France des gouvernés à leurs gouvernants, et ce que l'on peut en conclure. Nous verrons ici que, de la Gaulle romaine à la Vème République, le rapport du peuple aux pouvoirs publics, à leurs représentants et leurs effectifs sur le terrain, connait évolution et bouleversements, mais reste marqué par un ensemble de caractéristiques communes.

 

Les Bagaudes paysannes, premières révoltes populaires d'une Gaule insurgée

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La pratique sur notre territoire de la révolte populaire est plus ancienne que notre pays même. Plus ancienne à vrai dire que la notion de pays, puisque les plus anciens mouvements retranscrits et nous étant parvenus, se déroulent au IIIès de notre ère, dans le Nord de la Gaule, alors sous domination Romaine. "La durée du mouvement, les différences de contexte selon les époques, la forme souvent allusive des documents écrits, ne permettent en aucun cas une analyse d’une grande précision. Tout au plus peut-on déterminer des tendances.", écrit Paul, retraité passionné d'Histoire et à l'origine du blog "La Feuille Charbinoise", que les amoureux de l'Histoire de France prendront plaisir à parcourir. Ainsi donc, pendant près d'un siècle et demi, les paysans, ruinés, croulant sous l'impôt, entendent desserrer le joug du fisc Romain. Ce sont les Bagaudes, (sûrement du celtique "bagad", qui désigne une troupe armée) une succession de soulèvements de diverses envergures. Elles ont lieu alors que la stabilité de l'Empire est déjà vacillante, à l'intérieur du fait de guerres intestines sur fond de revendication du pouvoir, comme à l'extérieur, par les incursions plus fréquentes et plus redoutables des Goths et des Maures. Malgré l'Edit de Caracalla (les partiels arrivent, revoyez vos cours), la population est répartie entre honestiores – minorité prospère et exonérée d'impôts regroupant les hauts fonctionnaires de l'Empire – et humiliores – regroupant 95% de la population, essentiellement rurale, "taillable et corvéable à merci". Seuls les honestiores peuvent porter des armes. Pourtant, en 284, Pomponus Aelianus lève une armée, qui part de l'actuelle Lille, et marche jusqu'à Autun, avant d'y être repoussée par l'armée de Dioclétien. Au Vès., apparaissent les "Nouvelles bagaudes", guidées par la famine dans le Nord (en 415) et l'intensification de la pression fiscale sur l'ensemble de la Gaule (en 446), la révolte s'étendant jusqu'à l'Espagne. Emmenés par Tibatto, les insurgées assiègent la ville de Tours (en 448).

 

Réagissant d'abord à un climat social et fiscal suffoquant, les Bagaudes se font finalement révoltes antiétatiques, emmenées par un peuple las de l'oppression du pouvoir central, qui aspire à la liberté et à un allègement fiscal. Au fait, le saviez-vous ? Le terme "fisc" vient du latin fiscus, qui désigne une corbeille ou une bourse. Par extension, il finit par désigner une partie du trésor public gérée par l'empereur, provenant de l'impôt des Provinces et servant à l'entretien de l'armée, aux grands travaux, au service de la poste et aux rémunérations des fonctionnaires (définition et étymologie tirées du Littré).

 

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La Jacquerie des Pitauds, une chasse aux gabelous

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En dix siècles, la situation sur notre territoire a bien changé. L'Empire Romain d'Occident a chu, Mérovingiens et Carolingiens sont nés et ont vécu, la Gaule – puis le Royaume des Francs – est devenue Royaume de France, la société même est ses institutions sont transformées. Mais une problématique demeure : l'impôt, direct et indirect, fait suffoquer la population, essentiellement rurale, dont la principale richesse réside donc dans la terre et non dans la bourse. L'événement le plus marquant de cette nouvelle sédition populaire se trouve être la Révolte de la gabelle, en Guyenne. Ce mouvement, à domination paysanne, entend obtenir l'égalisation, et dans le même temps la diminution, du taux d'imposition appliqué sur l'achat et la vente de sel, la gabelle, incroyablement disparate selon les pays du royaume (il est 30 fois plus élevé à Orléans qu'à Rennes). Un édit de 1541 impose aux habitants du royaume de ne se fournir en sel que dans les greniers prévus à cet usage, instaurant par là un monopole royal sur le commerce du sel. Les contrevenants sont menacés de pendaison. La taxe est même affermée : chacun peut acheter au roi le droit de collecter et d'empocher la gabelle (ce droit coûte cher, seuls les riches peuvent l'acheter, avant de s'enrichir sur le dos des plus pauvres). Mais dans une région de marais salants, où il n'y a qu'à se pencher pour ramasser le sel, le bon sens conduit certains à enfreindre la règle. Le roi fait mettre à mort des dizaines d'hommes, accusés de contrebande : ils ont vendu du sel sans faire payer de taxe sur la marchandise. C'en est trop pour le peuple, qui décide de s'insurger contre les hommes du fisc, les "chevaucheurs du sel", "gabeleurs", ou "gabelous". Serfs, paysans, petits seigneurs, Pitauds et Gauthiers* et même des hommes d'Eglise se réunissent et massacrent les gabeleurs par brassées. Ils arpentent les routes de campagne, assiègent les villes où certains ont trouvé refuge, mais se voient aussi parfois massacrés par les troupes royales envoyées pour mater l'insurrection. D'abord constitué de soulèvements sporadiques visant à la libération des prisonniers, la révolte grossit en 1548, atteignant plus de 20.000 hommes (pour comparer avec les rébellions récentes, le royaume compte alors 15 millions d'habitants). La rébellion est violente. Le gouverneur de Guyenne, Tristan de Moneins, est égorgé, saigné, dépecé et salé comme du lard. La répression est à la hauteur : Henri II envoie ses armées reconquérir Bordeaux et chasser les insurgés.

 

Il reste pourtant que les Pitauds n'étaient pas tournés contre le roi, ni contre les institutions et ne remettaient aucunement en cause le régime sous lequel ils vivaient. Leur courroux était bel et bien dirigé vers les gabeleurs, accusés de voler et d'affamer le peuple. La stabilité du souverain n'est jamais mise à mal.

*Les Gauthiers sont les insurgés de la Jacquerie des Gauthiers de 1589, en Normandie, encore sur fond de ras-le-bol fiscal. Les Pitauds sont paysans à pied, mal équipés, constitués en compagnies dans les armées du Moyen-Age.

 

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La Guerre des farines, ou prémices de la Révolution de 1789

 

A l'été 1774, les récoltes sont sommaires, et au printemps 1775, le peu de grain restant de l'année passée ne suffit pas à nourrir la population en attendant la prochaine récolte. Le blé se fait rare, son prix augmente. D'autant que l'Edit de Turgot vient d'instaurer le libéralisme économique pour le marché des céréales. Les prix augmentent, le pain devient inaccessible à une large de la population, qui ne peut manger à sa faim. Cette Guerre des farines de 1775 s'inscrit dans la lignée des révoltes de froment, qui ont parsemé les dernières années de l'Ancien Régime et se poursuivirent jusqu'aux premiers moments de la République. Las de ne pouvoir se nourrir et enragé de voir que son souverain ne se soucie plus de s'assurer que les prix des denrées permettent à son peuple d'en jouir, ce dernier se soulève massivement, jusqu'à obtention de la part du monarque d'un rétablissement du contrôle des prix du grain, afin d'éviter que la spéculation outrancière ne prive le peuple de pain. Là encore, le peuple s'insurge plus contre une loi fiscale insoutenable que contre les institutions dont celle-ci émane. Il reste tout de même que ce vaste soulèvement préfigure certainement les premiers soubresauts des événements de 1789, qui se fondent au départ en partie sur le même motif.

 

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1789-1848 : l'insurrection révolutionnaire, démiurge de la République ?

 

Il serait impensable, de traiter la question des passions rebelles dans l'Histoire de France sans mentionner les trois révolutions de 1789, de 1830 et de 1848. Toutefois ces passages sont abordés de manière fournie dans l'enseignement secondaire – et de manière poussée en droit constitutionnel en L1 de Droit. La rédaction fait donc le choix de ne pas alourdir plus que nécessaire ce billet. Il convient toutefois de dresser un portrait en esquisse des fondements de ces soulèvement populaires et de leurs effets.

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En 1789, le royaume soigne toujours difficilement la souffrance endurée sans trêve au cours des dernières années, du fait de conditions climatiques particulièrement rudes, entrainant une grave disette. (Le saviez-vous ? En 1783, en Islande, une chaîne entière de volcans entre en éruption, notamment le Laki, dont l'éruption est l'une des plus importantes de l'Histoire connue, engloutissant près de 20 villages islandais. Des particules de cendres tombent même sur les campagnes françaises et allemandes. Pendant près de cinq ans, un vaste nuage de poussière et de dioxyde de souffre flotte au-dessus de l'hémisphère Nord, affectant largement le climat en Europe et en Amérique du Nord. C'est là l'une des raisons principales aux étés secs et aux hivers rigoureux que connait le continent européen, impactant irrémédiablement les récoltes pour plusieurs années…) Le peuple est affamé, épuisé, mais surtout exaspéré d'un régime politique qui apparait dépassé, le courant des Lumières étant entre temps passé par là et les intellectuels se montrant plus sensibles à la souffrance des plus fragiles. Deux éléments essentiels sont à noter. D'abord, il ne s'agit plus d'une opposition à certaines mesures, mais bien d'une mise en cause d'un système politique tout entier. Mais surtout, le soulèvement ne vient plus seulement des couches les plus basses de la société (quoique celles-ci furent déjà soutenues par le clergé et la petite-seigneurie dans le passé, mais ponctuellement et à des niveaux peu élevés là-aussi), il repousse cette fois presque toute limite géographique et sociale. Inspirée des événements en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, la toute jeune Assemblée Nationale entend conjuguer monarchie et nouvelle Constitution respectueuse des intérêts du peuple. Le projet n'est pas viable, s'éteint vite et les premiers pas de la République sont vacillants. Après le fulgurant succès de l'Empire et une chute à son image, la monarchie est restaurée, à deux reprises, avant les Trois Glorieuses de 1830.

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Au cours de cette révolution de juillet, le peuple parisien, outragé par les ordonnances de Charles X, érige barricades et embuscades face aux troupes royales. Le monarque fuit Paris et les députés, un temps hésitants, refondent les principes de la monarchie constitutionnelle à la française, désormais plus soucieuse des volontés du peuple. Cette fois-ci encore, la révolte est guidée par une volonté profonde de régime nouveau. Bien qu'elle intervienne directement à la suite de décisions du roi, le peuple n'entend pas s'opposer aux seules ordonnances, mais bien remettre en question le régime dans son ensemble. Mais dès 1848, dans un contexte de crise économique, politique et sociale, le nouveau roi, Louis-Philippe Ier, apparait de moins en moins "nécessaire" (c'est ainsi qu'il s'était qualifié, en janvier). C'en est trop pour la population parisienne, qui s'insurge fin février de la même année. Louis-Philippe se refuse à ordonner de tirer sur la foule et préfère abdiquer. La IIème République est proclamée, après un soulèvement qui se fait finalement synthèse des précédents, s'opposant non seulement à la façon dont le pouvoir est exercé par le souverain, mais également à la conception du pouvoir qui anime le régime jusqu'alors en place.

 

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1848-1968 : des soulèvements sporadiques

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Cette partie sera délibérément courte, en ce que la IIème République et le IInd Empire restent des temps assez calmes, suivies par une IIIème République au cours de laquelle les événements majeurs concernent plus le jeu politique au sein des institutions (exception faite des manifestations menant à l'avènement du Front Populaire). Puis la Seconde Guerre mondiale et la Guerre d'Algérie, mettant fin respectivement aux IIIème et IVème Républiques, sont non seulement des événements de bien trop grande ampleur pour être analysés dans une telle brève, mais surtout ils s'écartent de la thématique de cette brève. Enfin, les Manifestations de mai 68, en France et en Europe, et leurs conséquences sur le jeu politique français et l'organisation de l'enseignement supérieur pourront faire l'objet d'un article ultérieur, qui se révèlerait bien plus complet, de fait revêtu d'un tout autre intérêt que quelques lignes, perdues dans un flot d'anecdotes historiques.

 

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Les Emeutes de banlieue de 2005

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Les émeutes d'octobre 2005 commencent à Clichy-sous-Bois à la suite à un double-événement. D'abord la mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans un transformateur EDF alors qu'ils fuient un contrôle de police. Puis lorsqu'une grenade lacrymogène atterrit à l'entrée d'une mosquée, lancée en l'air par des forces de l'ordre, pour disperser une foule apparemment hostile. Ce dernier incident fait se propager les émeutes de Clichy à l'ensemble de la Seine-Saint-Denis, avant que le mouvement ne se généralise dans le pays. Après deux semaines de révoltes et la déclaration de l'état d'urgence, le calme revient finalement. On compte tout de même près de 3.000 interpellations et quatre morts, ainsi que bon nombre de dégradations de commerces, mobilier urbain et voitures incendiées.

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Certains médias parlent d’explosions de violence gratuite. Rien n'est moins juste. Pourtant force est de constater que les forces de l'ordre sont ouvertement prises pour cible par une partie des insurgés, qui voient en celles-ci rien de plus que des troupes violentes et sans respect. Là encore, on est loin de la réalité. La vérité, comme souvent, se trouve entre ces deux points de vue : les revendications des révoltés sont fondées, le mal-être sincère. Les moyens employés sont violents, déraisonnés et condamnables, mais compréhensibles, pour cette importante partie de la population française qui se sent oubliée, voire prise pour cible. Devant un tel ressentiment, on comprend que l'humain laisse la raison de côté.

 

En conclusion, il apparait que l'écrasante majorité des soulèvements populaires d'ampleur en France trouvent leurs fondements dans une opposition massive à des lois fiscales étouffantes pour le peuple. Mais le sentiment, de tout ou partie de la population, d'être laissée de côté, voire opprimée, ajoute souvent à la colère populaire, quand il ne va pas jusqu'à se faire moteur d'insurrection. Enfin, bien souvent, si les forces, armées ou non, envoyées par les titulaires du pouvoir, n'apparaissent pas, dans un premier temps, comme les cibles du courroux des citoyens, le choix d'un dirigeant de réprimer la violence par la violence peut mener la foule à s'en prendre à ces troupes de l'Etat, en réaction directe à une agressivité physique de ces troupes, ou indirecte, face à la violence d'un régime qui n'apparait plus viable pour une partie de la population – on le voit particulièrement lors de la Révolte des Pitauds.

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L'Histoire aurait-elle éternellement vocation à se répéter ?

 
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